Par Mathieu JACOBS
Ultime étape du tour d’horizon des questions qui fâchent, le dossier kurde reste d’une actualité brûlante.
Le Traité de Lausanne de 1923 consacre la fondation de l’Etat Turc moderne. Il comportait un certain nombre de clauses sur la protection des minorités. Moins d’un an après la signature de ce traité qui proclamait l’indépendance de la Turquie, le gouvernement turc décide de mettre en application une politique de « turquification » du Kurdistan, reniant ainsi les stipulations du Traité de Lausanne. Les Kurdes étaient les victimes du rêve nationaliste consistant à faire de la Turquie une Nation, une et indivisible, parlant une seul langue, pratiquant une seule culture. Dès lors, l’Assemblée Nationale fut dissoute et les députés kurdes renvoyés. Un décret loi interdit les écoles, associations et publications kurdes. Une nouvelle constitution, promulguée en 1924, consacre les orientations nationalistes du nouveau régime. Cette idéologie nationaliste, appelée kémalisme, du nom de son inspirateur Mustafa Kemal, devient une sorte de « religion d’Etat » dont nul ne peut mettre en question les dogmes. L’armée est chargée de la fonction de gardienne du temple kémaliste et depuis 1924 la constitution et les lois interdisent formellement toute critique d’Atatürk, de sa pensée, de son œuvre ainsi que des forces armées.
L’un des dogmes fondamentaux du kémalisme est précisément que tous les habitants de la République de Turquie sont des Turcs, même si près d’un tiers d’entre eux sont Kurdes d’une langue et d’une culture différente. Il n’y a donc pas de kurdes en Turquie, mais seulement des Turcs « montagnards ». Prétendre le contraire, parler de l’existence d’un peuple, d’une culture, d’une langue kurde, reviendrait à saper « l’unité nationale en créant des minorités, par des considérations de race, de langue, de religion », « porter gravement atteinte à l’indivisibilité du territoire et de la nation de l’Etat », et c’est même faire du « racisme ». Dès février 1925, les kurdes se soulèvent pour contester l’idéologie nationaliste turque et refusent qu’on efface d’un trait de plume leur existence plusieurs fois millénaires. La répression fut brutale : milliers de morts, villages incendiés, déplacements de populations. La France aura même sa part de responsabilité en laissant passer l’armée turque par la Syrie, alors placée sous son mandat.
La résistance kurde se réorganise. Deux ans après la répression, le parti kurde de l’indépendance décide de reprendre la lutte et met en place une armée de libération nationale. Beaucoup de kurdes d’Iran d’Irak, de Syrie rejoignent rapidement la résistance. Ihsan Noury Pacha, brillant officier d’Etat-major de l’armée ottomane, est nommé à la tête des forces kurdes. Elles capituleront en 1932. Le combat kurde sera politique.
Durant les années 1970, malgré la répression policière, le mouvement nationaliste gagne en expansion. Malgré des combats acharnés, même sur le plan international, les kurdes de Turquie ne sont pas parvenus à infléchir la politique du gouvernement turc. Les interdictions de langue et de culture sont maintenues. Suivant les périodes et le contexte, le législateur s’est contenté d’alléger ou d’aggraver les peines encourues par ceux qui contreviennent à ces interdictions. Au cœur de ce dispositif juridique, nous pouvons citer les articles 141 et 142 du code pénal, adopté en 1926, interdisant aux kurdes toute expression de leur identité et le droit de créer leurs propres associations et partis politiques, interdit aux formations politiques turques d’affirmer l’existence des kurdes de Turquie et de préconiser la protection et la diffusion de leur culture. Les généraux arrivés au pouvoir à la suite du coup d’Etat du 12 septembre 1980 ont innové en promulguant une loi des langues interdites dont les dispositions s’étendaient à tout le champ de la vie culturelle, artistique, scientifique et politique. La constitution qu’ils ont imposée aux pays interdisait dans ses articles 26 et 28 l’usage d’une langue prohibée dans l’expression et la diffusion des opinions.
Cette politique turque nie l’existence d’une grande part de sa population. Nombreux sont les Kurdes à avoir quitté le pays. La France recueille près de 90 % des Kurdes exilés.
Nous avons pu voir que bien avant l’insurrection lancée par le PKK, il existait un problème kurde en Turquie. La liquidation de Öcalan ne résoudrait rien, pas plus l’opération d’envergure menée par l’armée turque au Kurdistan irakien. La Turquie refuse de laisser le moindre espace politique aux Kurdes. Elle sait qu’elle bénéficie d’un soutien actif aux Etats-Unis, qui ont besoin d’elle dans sa stratégie de pacification en Irak. Elle peut donc , impunément, arrêter les militants d’un parti légal, le Parti Démocrate du Peuple (Hadep) et accélérer la procédure visant à l’interdiction de cette formation. Il est primordial que la communauté internationale se souvienne : à Rambouillet, elle a accepté que l’armée de Libération du Kosovo (UCK) participe aux négociations, alors même que de nombreux Etats dénoncent son terrorisme et ses velléités indépendantistes. Est-il si absurde de demander que les Kurdes soient consultés sur leur destin ? Pour ma part, au vue de l’histoire passée et actuelle de la Turquie, il parait souhaitable, pour son entrée dans l’Union Européenne, qu’elle respecte certaines conditions… même si il est vrai que de nombreux états sont loin d’être tout blanc. Il faut reconnaître que des progrès sont à constater dans le domaine des droits de l’homme ou l’égalité des sexes. Cependant des problèmes sérieux sont à régler rapidement afin que l’entrée de la Turquie soit la plus claire possible.
DISPOSITIONS DU TRAITE DE LAUSANNE
Art 39 : ” Il sera édicté aucune restriction contre le libre usage par tout ressortissant turc d’une langue quelconque, soit dans les relations privées ou de commerce, soit en matière de religion, de presse ou de publications, soit dans les réunions publiques. Nonobstant l’éxistence de la langue officielle, les facultés appropriées seront données aux ressortissants turcs de langue autre que le turc pour l’usage oral de la langue devant les tribunaux.”
Art 37 : ” La turquie s’engage à ce que les stipulations sputenues dans les articles 38 et 44 soient reconnues comme lois fondamentales à ce qu’aucune loi, aucun réglement ni aucune action officielle ne prévalent contre elles.”